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Dessin(s)


Pline l’Ancien raconte, au livre XXXV de ses Histoires Naturelles, comment la fille du potier corinthien Butadès, le premier, selon la légende à avoir modelé des figurines en terre, traça sur le mur, à l’aide d’un morceau de charbon de bois, le contour de l’ombre de son fiancé qui partait à la guerre. Le peintre belge Jean Benoît Suvée (1743-1807), bête noire de David, en tira, en 1791, une toile qu’il intitula L’Invention de la peinture. Ce titre est inexact et trompeur. Pline poursuit en effet son histoire en expliquant que la jeune fille appliqua une couche d’argile, en respectant le contour dessiné sur le mur, la détacha, puis la mit au four pour obtenir un portrait durable de son amant. Suvée aurait donc dû intituler son œuvre L’Invention du portrait. Mais, en l’occurrence, le titre aurait aussi été usurpé puisque Butadès père pratiquait déjà le portrait en terre cuite en modelant des figurines. Ce que la jeune Corinthienne a inventé, c’est le dessin. Et cette légende attribue déjà au dessin deux de ses caractéristiques essentielles : l’intermédiaire et le mémorial.




Intermédiaire – Dans le récit de Pline, le tracé sur le mur ne constitue qu’une étape dans le processus de réalisation du portait en terre cuite. Le dessin n’a aucune vertu de produit fini. Il n’a servi que dans une étape intermédiaire – décisive, certes – du processus d’élaboration d’une œuvre plus noble, présentable, non sujette à l’éphémère. Il contribue à un projet. Il est projet. Le mot dessin tire d’ailleurs son étymologie du mot dessein. Il faut attendre le XVIIIe siècle pour que ces deux mots prennent des sens distincts, introduisant un nouveau niveau conceptuel dans le processus créateur :

dessein /intention > dessin/matrice > projet/réalisation > objet/produit fini

En revanche, le mot motif continue à garder ses deux significations d’intention et de matrice. Le verbe dessiner se confond avec le verbe désigner jusqu’à la fin du XVIe siècle. Ces deux mots puisent dans un fonds commun de sens qui gravitent autour des notions de reconnaissance et de signalement. Le dessin est donc aussi ce qui permet de distinguer, de révéler, de séparer, de réduire les incertitudes ou les ambiguïtés. Le dessin est un moyen de simplifier, d’ordonner la confusion ambiante. C’est un moyen pour révéler l’essentiel. Ne dit-on pas, dans le langage courant, « je ne vais pas te faire un dessin » pour éviter d’entrer dans le développement d’une explication jugée inutile ou superflue ?
Mémorial – L’histoire de Pline ne pouvait que finir tristement. Le jeune amant meurt à la guerre. Sa fiancée éplorée n’a plus que l’effigie en terre cuite, le produit du dessin, pour se remémorer les traits du disparu. Le dessin est donc ici ce qui subsiste, la relique, au sens étymologique de ce terme, de quelque chose qui a existé et qui n’est plus. Dans un processus régressif par rapport à celui de la création, le dessin devient un substitut, par défaut, à ce qui n’est plus accessible. Et si le dessin venait à disparaître (1), c’est plus la mémoire du dessin que celle de l’objet initial qui se substituera à l’objet disparu :

objet devenu inaccessible < dessin < image mentale du dessin disparu

Bien avant l’avènement de la photographie, le dessin, même schématique, était le seul moyen de fixer les réalités avant qu’elles ne s’échappent. Il reste encore le moyen le plus simple pour fixer des concepts fugitifs et empêcher leur disparition ou leur effacement (2). Aujourd’hui encore, en cas de constat amiable suite à un accident de la circulation, les compagnies d’assurance ne de mandent-elles pas aux parties concernées de matérialiser les faits par un dessin, aussi sommaire soit-il ?
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Au XIXe siècle et au début du XXe siècle, la définition du dessin commence à prendre de l’autonomie par rapport au rôle fonctionnel qui lui était jusqu’alors dévolu. Sa différentiation d’avec la peinture devient de plus en plus arbitraire. On convient que le dessin est essentiellement monochrome, même s’il peut être colorié dans un second temps de sa réalisation, tandis que la peinture reste colorée, même si l’on peut peindre en grisaille ou en camaïeu. Le sens commun verra un dessin là où les tracés ou les contours restent apparents et nommera peinture une œuvre où prédominent les aplats et les taches colorées ou non. Delacroix peint. Ingres dessine.

Les dessins, les œuvres sur papier, matérialisent des desseins privés, intimes, doublés d’un relent d’illicite ou d’interdit. C’est dans cette étroite zone de tangence et de tension entre la sphère de l’intime et celle du regard public normatif, critique, voire pudibond, que se situe le dessin. C’est ce qui en fait l’intérêt, l’attrait, mais aussi le danger. Un danger qui a tous les charmes de la belle fleur vénéneuse, du fruit défendu, de l’interdit, mais aussi de l’inconnu. Pour un artiste, montrer un dessin, c’est se dévoiler, exhiber une partie de sa sphère intime en prenant le risque d’en exposer les contradictions, les incertitudes, les irrésolutions. Et c’est ce qui fait notre bonheur, à nous, spectateurs mués en regardeurs-voyeurs…

En ce début de XXIe siècle, le dessin a définitivement gagné un statut de mode d’expression artistique autonome. De fait, toute œuvre sur papier qui n’est pas un multiple est, aujourd’hui, considérée comme un dessin. C’est donc le support utilisé qui confère à l’œuvre le statut de dessin et non plus le rôle d’intermédiaire ou de mémorial dans un processus créatif, ni même les notions de ligne, de contour ou de tracé. Pour qui en douterait encore, il suffirait, pour l’en convaincre, de parcourir les allées du Salon du dessin contemporain (3). C’est le recours au papier qui fait désormais le dessin.

Mais cette association du dessin avec le papier est sur le point d’être remise en cause. On parle de plus en plus de dessin numérique. Certes, il est visualisé sur du e-paper, un papier, après tout, du moins dans sa dénomination, même s’il n’en a que très peu de caractéristiques. Les alternatives au e-paper commencent aussi à fleurir, une des dernièress en date étant le Boogie Board, résurrection, à l’âge du tout-électronique, de l’ardoise magique de notre enfance, accessible pour moins de 100 €… Le dessin numérique peut aussi s’animer et rejoindre, par des chemins de traverses, la vidéo ou le film…
Confusion des genres ? Non.

Une exposition, intitulée Dessins(s) permettra, de décembre 2012 à mars 2013, de prendre conscience de la force de la pratique contemporaine du dessin dans son immense variété de sujets, de techniques et de modalités d’expression. L’exposition présentera un peu plus de 250 dessins de 93 artistes vivants, souvent jeunes, appartenant à la collection Cynorrhodon - FALDAC. Les artistes seront pour la plupart français ou travaillant en France, mais, au total, une douzaine de nationalités seront représentées, avec de forts contingents allemands et étasuniens.
Pour tenter d’appréhender la diversité, la richesse et la complexité de ce champ, un parcours en trois sections, indépendantes, mais complémentaires, sera proposé.
La première section – Sujets –, la plus importante par le nombre de dessins exposés, aura pour ambition de montrer l’étendue du spectre des sujets abordés par les artistes, avec des ancrages dans la tradition et des ruptures avec celle-ci. Elle proposera de passer en revue quelques-unes des thématiques, des sujets, qui alimentent la pratique du dessin contemporain. Neuf thèmes y seront développés :

  1. constructions – s’intéressera à des artistes qui recourent à des processus prédéfinis, algorithmiques ou intuitifs, pour développer leurs dessins ; certaines de leurs productions relèvent de ce que l’on a coutume d’appeler art construit ; d’autres y échappent ;

  2. caricature et dérision – proposera des œuvres de quelques artistes qui usent de leur dessin comme une arme à des fins de protestation, de critique, de revendication, de contestation ou de dérision, politique ou sociale ;

  3. histoires, historiettes et anecdotes – se penchera sur la persistance de la narration dans la pratique du dessin contemporain ; les propos pourront être factuels ou transposés en allusions, jouant souvent sur la polysémie propre aux représentations visuelles ;

  4. dessin-dessin et fractures – se concentrera sur des artistes qui font du dessin un moyen de délectation ; sera posée, cependant, la question de comment arrêter, fracturer un dessin pour qu’il soit autre chose qu’un exercice de style stérile ;

  5. les bruts – présentera des artistes, parfois, mais pas nécessairement, autodidactes, qui revisitent l’esprit et la mouvance de l’art brut ;

  6. persistance du paysage et de la nature morte – abordera la façon dont ces deux thématiques, vieilles comme le dessin, sont transfigurées par les artistes contemporains ;
  7. mythes et archéologies – s’intéressera à des productions qui puisent dans un terreau historique ou mythique, réel ou imaginaire ;

  8. Le corps et la tête – illustrera la permanence de la thématique, pourtant décriée et conspuée par les avant-gardes, du corps humain dans les préoccupations des dessinateurs de notre temps ;

  9. rêves, cauchemars et surréel – traitera d’œuvres d’artistes qui, dans la descendance du surréalisme, font de l’onirisme leur source ou une de leurs sources d’inspiration.

La deuxième section – Techniques – présentera un large spectre de pratiques et de techniques, conventionnelles ou non, y compris certaines, non conventionnelles, qui, en première analyse, ne semblent pas relever de la définition du dessin telle qu’on l’entend habituellement. Seront abordés successivement :

  1. le recours à des gestes répétitifs et/ou obsessionnels, à petite ou à grande échelle, dans des expressions figuratives ou abstraites ;

  2. la pratique du dessin dans l’espace, certains artistes produisant des œuvres en trois dimensions se définissant plus comme dessinateurs que comme sculpteurs ;

  3. la dimension temporelle, avec des vidéastes qui produisent leurs œuvres à partir de dessins au trait ;

  4. le dessin dématérialisé, distribuable par des moyens électroniques et restituable sur des tablettes numériques ;

  5. le recours à des techniques d’agression du support du dessin, par brûlure, perforation, perçage, déchirure, scarification, lacération ou saturation de couleurs ;

  6. des pratiques produisant des œuvres qui, en première lecture ne semblent pas être des dessins, comme on l’entend traditionnellement, mais que leurs auteurs revendiquent comme tels.

La troisième et dernière section – Géographies – proposera une approche territoriale du dessin en se focalisant sur deux pays, insistant sur les points communs qui unissent les artistes de chacun de ces deux pays, mais aussi sur ce qui les sépare et les distingue. Elle tentera de montrer des ancrages dans une certaine tradition, des divergences et des points de rassemblement. Ces pays ont été retenus, à titre d’exemple, et en complément de ce qui pourra être vu dans les deux sections précédentes de l’exposition :
  1. l’Allemagne – avec une persistance constante de l’expressionnisme, plus ou moins mâtiné de romantisme et fortement ancrée dans une tradition littéraire ;

  2. les États-Unis – où domine une pratique, parfois cruelle ou sarcastique, de la société, dans des formes de figuration qui empruntent souvent à la bande dessinée ou à la publicité.
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Une telle division est nécessairement arbitraire et montre ses propres limites, car certains artistes pourraient probablement figurer dans plusieurs de ces sections. Elle a cependant pour vertu de prendre une position, de provoquer un mode de vision et de regard, afin de susciter des réactions et des contre-propositions de la part des visiteurs. Car le pire ennemi de l’art contemporain, c’est l’indifférence




[1] Involontairement, le plus souvent, mais cela peut aussi

être volontaire, par iconoclasme, par exemple, ou comme Robert Rauschenberg


effaçant un dessin de Willem De Kooning.

[2] Voir, par exemple, les manuscrits de Léonard de Vinci.
[3] D’ailleurs rebaptisé Drawing Now Paris.






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