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Papier numérique : des couleurs et des dimensions

Une des limites à la généralisation du dessin et de la peinture numériques réside dans l’absence de supports qui lui permettent de sortir de la stricte monochromie en noir et blanc et de dépasser des dimensions qui restent voisines du format A5. Cet état de fait confine donc ce mode d’expression dans des registres qui sont proches de ceux de la gravure et du cabinet de curiosité. Peut-on d’ailleurs parler de peinture quand la couleur en est absente ? C’est que le dessin numérique a dévoyé les supports pour e-book de leur destination initiale d’affichage de textes, pour en faire un subjectile pour l’expression graphique. Ce détournement de fonction, qui n’est ni le premier ni le dernier dans l’histoire de l’art a été fécond, mais est porteur de limitations et de contraintes qui restreignent singulièrement la généralisation de ce mode d’expression plastique. Certes, même si un des grands acteurs du marché a abandonné ses travaux de recherche sur un e-paper de grandes dimensions, flexible et supportant la couleur, un de ses concurrents a développé et présenté un prototype convaincant. Mais, là encore l’utilisation de cet outil par des artistes plasticiens relève d’un dévoiement de fonction, car la finalité de ce produit est de se substituer aux écrans d’ordinateurs portables et non de servir de support à l’expression artistique, ce qui explique qu’il est limité à une diagonale de 131/3 pouces. On est encore loin du format raisin cher aux dessinateurs : 321/3 pouces.



Un parallèle avec la musique est éclairant sur le positionnement des arts graphiques dans nos sociétés occidentales. La diffusion – ou vulgarisation – de la musique a débuté par la floraison de partitions en réduction pour piano, du temps où les jeunes filles de bonne famille jouaient toutes du piano. Jusque dans les années 1950, les chansons populaires étaient diffusées sous forme de feuillets simples ou doubles, avec les paroles notées sur une portée et, parfois, un accompagnement, sur deux lignes, ce qui supposait que les clients, souvent issus des classes populaires, savaient lire la musique. Le gramophone, avec ses cylindres, ses 78-tours, puis ses disques vinyle a supplée à la disparition de la familiarité avec l’écriture musicale – à moins que ce ne soit le contraire et que ce soient les techniques de reproduction sonore qui aient condamné la pratique musicale amateur live –. Le marché propose désormais un vaste spectre de musique en boîte, prête à être consommée. La technologie a permis l’éclosion du CD, du DVD, du téléchargement en format mp3, accompagnant ou anticipant ainsi une demande croissante pour des offres dans lesquelles la musique classique – par opposition à la musique de variété ou populaire – reste très largement minoritaire. Il existe cependant un spectre continu de propositions commerciales depuis le dernier tube insipide à la mode jusqu’aux œuvres de Pascal Dusapin ou de Marco Stroppa. Les transcriptions pour piano des opéras de Bellini, Donizetti ou Gounod par Liszt restent de la grande musique. On peut les donner en concert à côté d’œuvres réputées originales sans déroger ni déchoir.




La diffusion des œuvres plastiques ne suit pas le même modèle. Contrairement à la musique, la notion d’original – simple ou multiple –, témoignant d’une intervention de l’artiste, ne serait-ce que pour numéroter ou signer son artéfact, reste prépondérante. Il y a clairement une rupture entre ces œuvres originales et les reproductions, affiches et autres posters, considérés comme des produits échappant à la catégorie des œuvres d’art. La diffusion – ou vulgarisation – s’accompagne donc, dans les arts plastiques, d’une dépréciation irréversible. Une belle reproduction mécanique d’un chef-d’œuvre de Picasso devient un produit qui vise une clientèle autre que celle qui possède ou souhaite posséder un original. Aucun musée ne la présentera sur ses cimaises, au milieu d’œuvres originales. Il appartient probablement au dessin et à la peinture numériques de résoudre ce hiatus, de rétablir le continuum, de réconcilier production artistique et diffusion à grande échelle. En tout état de cause, la conséquence immédiate de l’état de fait actuel est que cette forme d’élitisme réduit le potentiel commercial – donc l’intérêt économique – pour le développement et la commercialisation d’équipements spécifiques à ce type d’utilisation.

Le dessin et la peinture numériques sont donc condamnés à un mode de fonctionnement de type saprophyte, détournant de leur usage initial les équipements conçus à d’autres fins. C’est ainsi que le e-book, normalement prévu pour afficher du texte devient subjectile pour la gravure numérique, que l’écran d’ordinateur, ultra-fin et souple, deviendra prochainement un support pour la créativité des artistes numériques qui pourront enfin entrer dans le monde de la couleur, même si les dimensions des œuvres produites resteront encore modestes. Enfants pauvres ou délaissés des avancées technologiques, les artistes plasticiens devront faire preuve d’imagination pour faire avec… Ce n’est pas nouveau. Jusqu’à l’invention, relativement récente, de la lithographie en couleurs, les artistes devaient manuellement rehausser à l’aquarelle les épreuves de gravures en noir et blanc pour les coloriser.

Il existe, cependant, un marché qui devrait intéresser les fabricants de matériel de visualisation d’images. C’est celui de la publicité. Depuis quelques mois, les panneaux d’affichage numériques de grandes dimensions ont commencé à fleurir dans les stations de métro et dans les abribus parisiens. Il s’agit, aujourd’hui, de surfaces rétro-éclairées, assez encombrantes et coûteuses. La technique du e-paper va permettre de simplifier leur mise en œuvre et d’assurer leur multiplication. N’oublions pas que c’est l’invention de la lithographie par Aloys Senefelder, en 1796, qui a permis l’essor de l’affiche



telle qu’on la connaît aujourd’hui, incitant d’ailleurs, à ses origines, des artistes sérieux à s’y encanailler : Toulouse-Lautrec, Bonnard, Chéret, Mucha… Le hiatus entre le low et le high était alors moindre que de nos jours. Parallèlement, dans des formats moindres, la chromolithographie devenait un support de choix pour la réclame avec une profusion d’images à collectionner, de calendriers ou de chromos de piètre qualité. Le processus que nous allons prochainement connaître sera inverse : un outil conçu pour la publicité deviendra support pour les créateurs plastiques, dans des registres qui n’ont rien à voir avec la communication commerciale. On se retrouvera donc, d’une certaine façon, dans la descendance des Villeglé, Hains ou Rotella, qui ont promu le support de l’affiche au rang d’œuvre d’art muséale. Gageons que cette unique opportunité historique contribuera à combler le gouffre entre l’art populaire et celui des musées.






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