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Pleinairisme numérique




Les historiens s’accordent pour expliquer l’éclosion du pleinairisme, notamment celui des macchiaioli italiens et des impressionnistes français, par la généralisation de la diffusion des couleurs en tubes. L’atelier se faisait soudainement transportable : le peintre pouvait désormais planter son chevalet et sa toile devant un paysage, sur le motif, pour réaliser une œuvre définitive et non plus un croquis à reprendre à l’atelier. Le XXe siècle a vu un retour des artistes dans leur atelier, conséquence de l’abandon des références à la natura naturata au profit de la natura naturans[1] et de l’abstraction.





L’émergence des tablettes numériques, et plus particulièrement de l’iPad, donne aux artistes l’opportunité de ressortir de leurs ateliers pour retourner sur le terrain. En un temps où les lieux d’exposition se font nomades[2], où les arts nomades[3] suscitent l’engouement, les moyens sont enfin donnés aux artistes de produire des œuvres en dehors de leur atelier. La tablette se substitue au carnet de croquis que l’artiste archétypal avait toujours a proximité de la main dans ses pérégrinations. Avec une différence essentielle, cependant, les œuvres produites sur une tablette numérique peuvent être des œuvres définitives et non des esquisses inabouties à reprendre dans l’enfermement de l’atelier[4].

Ceci ne veut pas dire que l’artiste revient nécessairement à la nature. Il peut, dans son nomadisme, décider de peindre des paysages urbains alors qu’il se trouve à la campagne. Ce qui rapproche cette technique de celle des pleinairistes, c’est l’instantanéité de l’expression. L’idée, même fugace, peut être immédiatement saisie et figée. Elle peut, dans le même moment, être diffusée au plus grand nombre, pour peu qu’une connexion Internet soit disponible. Le cycle idéation – production – monstration – diffusion, traditionnellement long et parfois laborieux ou fastidieux, peut être ainsi condensé en quelques minutes.

La tablette numérique apporte aussi la possibilité de conserver des étapes intermédiaires d’un travail, de revenir en arrière, sans que le remords soit destructif du travail en cours. L’artiste peut aisément tester différentes hypothèses, les conserver, revenir sur elles, tout en conservant la trace de ce qu’un graveur appellerait les épreuves successives. Chacune de ces épreuves peut, à son tour, donner naissance à de nouveaux développements, dans une approche plus rhizomatique que linéaire, miroir des processus naturels bien plus que de celui des industries humaines.

La tablette numérique pose enfin la question de l’unicité de l’œuvre d’art. L’œuvre numérique, en tant que telle, n’existe que sous la forme d’un fichier numérique, lequel peut être répliqué, diffusé et altéré sans restriction significative. Bien plus, encore, à l’ère du numérique, la notoriété d’une œuvre ne se mesure plus à son caractère unique, mais, au contraire, au fait qu’elle soit multipliée. Ceci n’est pas nouveau en soi. Par exemple, une des icônes de l’art du XXe siècle, L.H.O.O.Q., une carte postale[5] figurant la Mona Lisa[6] de Léonard de Vinci, affublée, par Marcel Duchamp[7], en 1919, de moustaches et d’une barbiche, n’est connue que par ses copies. Le Musée national d’art moderne, au Centre Pompidou, en possède un exemplaire[8] qui n’est qu’une réplique agrandie[9] de la carte postale originale, datant de 1930, une décennie après sa publication, par Francis Picabia, sous forme d’une reproduction[10], dans sa revue 391, en 1920. Salvador Dalí prétendra même avoir devancé Duchamp dans cet exercice de détournement… Quant à Duchamp, il proposera, en 1965, une version rasée de L.H.O.O.Q. D’autres exemples, plus récents, confirment cette tendance de fond. Les effigies normalisées d’Ernesto Che Guevara[11] ou de Mao Zedong[12] qui fleurirent dans les années 1960 et 1970 font oublier les modèles initiaux, les originaux, et relèguent leurs auteurs dans l’oubli.




Les informaticiens savent bien, d’ailleurs, que pour assurer la pérennité d’un fichier numérique – ce à quoi se réduit, in fine, une œuvre numérique –, il importe d’en faire le plus grand nombre de copies et de les stocker à des endroits différents. La multiplication des copies devient donc une condition nécessaire à la survie d’une œuvre numérique, donc à sa reconnaissance et, par conséquent, contribue à sa valorisation esthétique[13]. On se situe donc aux antipodes de la hiérarchie traditionnelle qui dévalorise les multiples par rapport aux originaux. L’unicité et la notion d’original perdent leur sens.

Dans une exposition récente[14], Gilles Guias, a grandement contribué à démontrer l’inanité de ces notions à l’époque du numérique. L’exposition présentait, côte à côte :
  1. un ouvrage de Jacques de Coulon[15], comprenant 365 pensées ou aphorismes,
  2. dont les textes sont abondamment enrichis d’illustrations[16] – imprimées, donc – de Gilles Guias ;
  3. les dessins originaux numériques, affichées sur un iPad qui a servi à leur conception[17] ;
  4. des impressions, sur un papier de qualité, de certaines des images numériques ;
  5. des ré-interprétations, au lavis et à l’aquarelle, de quelques-unes des illustrations du livre.





Cinq niveaux de lecture, d’étapes successives, dans un processus impliquant deux créateurs. Un observateur ignorant du processus de conception de cet ensemble qualifierait probablement d’originales les ré-interprétations alors qu’elles ne sont que le dernier maillon de la chaîne créatrice et viennent donc après. L’unicité n’est donc plus la garantie de l’originalité[18]. La multiplicité – ou la multiplicabilité – devient synonyme d’original et la production manuelle est plagiat[19]… Un paradoxe qui remet au goût du jour la notion de plagiat par anticipation chère aux Oulipiens. Où donc situer, dans cette nouvelle géographie des valeurs, la notion d’édition de luxe, avec ses tirages de tête enrichis d’œuvres originales de l’illustrateur ?

Tout ceci pousse donc à réviser la notion de valeur des productions plastiques. Un parallèle avec les productions littéraires s’impose. Les Fleurs du mal de Baudelaire ont-elles moins de valeur que les œuvres d’un obscur rimailleur besogneux parce qu’elles ont été imprimées en un plus grand nombre d’exemplaires ? A contrario, l’article racoleur publié dans un hebdomadaire à grand tirage a-t-il plus de valeur que la réflexion de fond éditée dans une revue à distribution confidentielle ? On le voit, l’art numérique va forcer les plasticiens à sortir, non pas seulement dehors, en plein air, comme les impressionnistes en leur temps, mais à quitter les ornières d’habitudes séculaires et les chemins battus pour inventer de nouvelles façons de montrer, diffuser, promouvoir et propager leurs œuvres…

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[1] Baruch Spinoza, Éthique I, scolie de la proposition XXIX.
[2] Par exemple le Centre Pompidou Mobile, La Borne gérée par l’association orléanaise Le Pays où le ciel est toujours bleu, le projet H Box sponsorisé par la maison Hermès ou d’autres initiatives de ce type…
[3] Souvent associés avec la notion d’arts premiers.
[4] Gilles Guias : « pas besoin de sortir papier, crayons, peinture, gomme et pinceaux. Une fois terminée, c’est une illustration prête à être imprimée. Le degré de précision est très impressionnant. C’est comme si à chaque instant, vous pouviez sortir de votre sac tout votre atelier. »
[5] 19,7 x 12,4 cm, apparemment conservée aujourd’hui dans une collection particulière parisienne.
[6] Point contesté par l’artiste et critique américaine Rhonda Roland Shearer qui prétend que le visage n’est pas celui peint par Vinci, mais une photographie du visage de Duchamp.
[7] Duchamp n’était pas vraiment novateur en la matière puisque, dès 1883, Eugène Bataille, alias Arthur Sapeck, avait exposé une Mona Lisa fumant la pipe.
[8] Propriété du Parti Communiste Français, auquel Louis Aragon l’a légué.
[9] 61,5 x 49,5 cm.
[10] Reproduction d’ailleurs approximative, sans la barbiche.
[11] Œuvre du photographe Alberto Korda, 1928-2001.
[12] Œuvre du peintre Zhang Zhenshi, 1914-1992.
[13] Laquelle ne se mesure pas nécessairement en espèces sonnantes et trébuchantes. Voir, supra, Art numérique et rétribution.
[14] Galerie Olivier Nouvellet, le 16 octobre 2011.
[15] L’art de l’étonnement, éditions Payot et Rivages.
[16] Gilles Guias : « Certaines pensées m’ont immédiatement apporté une image : le gâteau, la grenouille. Mais toutes les illustrations ne correspondent pas à une phrase en particulier. J’ai surtout eu envie de retranscrire à mon tour ce que ce livre m’inspirait. Je me suis d’abord laissé aller à la lecture de l’ensemble. J’ai eu besoin de m’imprégner du texte, de le porter en moi comme une sorte de méditation, pour pouvoir ensuite en exprimer librement et simplement l’essence – enfin celle qu’il m’a semblé en percevoir – à travers des images. »
[17] Gilles Guias : « Le numérique offre aujourd’hui des supports, comme l’iPad, qui permettent de dessiner et d’achever des oeuvres n’importe où et dans n’importe quelles conditions. Pour moi, c’est une façon de travailler extraordinaire. Et qui m’a semblé parfaitement en accord avec le livre de Jacques de Coulon. Avec l’état d’esprit dans lequel je me suis senti en le lisant. Les 365 citations choisies par Jacques de Coulon parlent de questions humaines, proches et accessibles. Le livre nous initie à la simplicité, à la légèreté, à la fluidité. L’outil que j’ai choisi pour les exprimer l’est aussi. […] J’ai moi-même été étonné de la magie avec laquelle les images surgissaient sur la tablette au moment même ou elle apparaissaient dans ma tête (ou presque). C’était du graphisme nomade... »
[18] Au sens étymologique de ce mot.
[19] Plagier : emprunter des éléments à (une production originale antérieure) selon le Trésor de la langue française.

Papier numérique : des couleurs et des dimensions

Une des limites à la généralisation du dessin et de la peinture numériques réside dans l’absence de supports qui lui permettent de sortir de la stricte monochromie en noir et blanc et de dépasser des dimensions qui restent voisines du format A5. Cet état de fait confine donc ce mode d’expression dans des registres qui sont proches de ceux de la gravure et du cabinet de curiosité. Peut-on d’ailleurs parler de peinture quand la couleur en est absente ? C’est que le dessin numérique a dévoyé les supports pour e-book de leur destination initiale d’affichage de textes, pour en faire un subjectile pour l’expression graphique. Ce détournement de fonction, qui n’est ni le premier ni le dernier dans l’histoire de l’art a été fécond, mais est porteur de limitations et de contraintes qui restreignent singulièrement la généralisation de ce mode d’expression plastique. Certes, même si un des grands acteurs du marché a abandonné ses travaux de recherche sur un e-paper de grandes dimensions, flexible et supportant la couleur, un de ses concurrents a développé et présenté un prototype convaincant. Mais, là encore l’utilisation de cet outil par des artistes plasticiens relève d’un dévoiement de fonction, car la finalité de ce produit est de se substituer aux écrans d’ordinateurs portables et non de servir de support à l’expression artistique, ce qui explique qu’il est limité à une diagonale de 131/3 pouces. On est encore loin du format raisin cher aux dessinateurs : 321/3 pouces.



Un parallèle avec la musique est éclairant sur le positionnement des arts graphiques dans nos sociétés occidentales. La diffusion – ou vulgarisation – de la musique a débuté par la floraison de partitions en réduction pour piano, du temps où les jeunes filles de bonne famille jouaient toutes du piano. Jusque dans les années 1950, les chansons populaires étaient diffusées sous forme de feuillets simples ou doubles, avec les paroles notées sur une portée et, parfois, un accompagnement, sur deux lignes, ce qui supposait que les clients, souvent issus des classes populaires, savaient lire la musique. Le gramophone, avec ses cylindres, ses 78-tours, puis ses disques vinyle a supplée à la disparition de la familiarité avec l’écriture musicale – à moins que ce ne soit le contraire et que ce soient les techniques de reproduction sonore qui aient condamné la pratique musicale amateur live –. Le marché propose désormais un vaste spectre de musique en boîte, prête à être consommée. La technologie a permis l’éclosion du CD, du DVD, du téléchargement en format mp3, accompagnant ou anticipant ainsi une demande croissante pour des offres dans lesquelles la musique classique – par opposition à la musique de variété ou populaire – reste très largement minoritaire. Il existe cependant un spectre continu de propositions commerciales depuis le dernier tube insipide à la mode jusqu’aux œuvres de Pascal Dusapin ou de Marco Stroppa. Les transcriptions pour piano des opéras de Bellini, Donizetti ou Gounod par Liszt restent de la grande musique. On peut les donner en concert à côté d’œuvres réputées originales sans déroger ni déchoir.




La diffusion des œuvres plastiques ne suit pas le même modèle. Contrairement à la musique, la notion d’original – simple ou multiple –, témoignant d’une intervention de l’artiste, ne serait-ce que pour numéroter ou signer son artéfact, reste prépondérante. Il y a clairement une rupture entre ces œuvres originales et les reproductions, affiches et autres posters, considérés comme des produits échappant à la catégorie des œuvres d’art. La diffusion – ou vulgarisation – s’accompagne donc, dans les arts plastiques, d’une dépréciation irréversible. Une belle reproduction mécanique d’un chef-d’œuvre de Picasso devient un produit qui vise une clientèle autre que celle qui possède ou souhaite posséder un original. Aucun musée ne la présentera sur ses cimaises, au milieu d’œuvres originales. Il appartient probablement au dessin et à la peinture numériques de résoudre ce hiatus, de rétablir le continuum, de réconcilier production artistique et diffusion à grande échelle. En tout état de cause, la conséquence immédiate de l’état de fait actuel est que cette forme d’élitisme réduit le potentiel commercial – donc l’intérêt économique – pour le développement et la commercialisation d’équipements spécifiques à ce type d’utilisation.

Le dessin et la peinture numériques sont donc condamnés à un mode de fonctionnement de type saprophyte, détournant de leur usage initial les équipements conçus à d’autres fins. C’est ainsi que le e-book, normalement prévu pour afficher du texte devient subjectile pour la gravure numérique, que l’écran d’ordinateur, ultra-fin et souple, deviendra prochainement un support pour la créativité des artistes numériques qui pourront enfin entrer dans le monde de la couleur, même si les dimensions des œuvres produites resteront encore modestes. Enfants pauvres ou délaissés des avancées technologiques, les artistes plasticiens devront faire preuve d’imagination pour faire avec… Ce n’est pas nouveau. Jusqu’à l’invention, relativement récente, de la lithographie en couleurs, les artistes devaient manuellement rehausser à l’aquarelle les épreuves de gravures en noir et blanc pour les coloriser.

Il existe, cependant, un marché qui devrait intéresser les fabricants de matériel de visualisation d’images. C’est celui de la publicité. Depuis quelques mois, les panneaux d’affichage numériques de grandes dimensions ont commencé à fleurir dans les stations de métro et dans les abribus parisiens. Il s’agit, aujourd’hui, de surfaces rétro-éclairées, assez encombrantes et coûteuses. La technique du e-paper va permettre de simplifier leur mise en œuvre et d’assurer leur multiplication. N’oublions pas que c’est l’invention de la lithographie par Aloys Senefelder, en 1796, qui a permis l’essor de l’affiche



telle qu’on la connaît aujourd’hui, incitant d’ailleurs, à ses origines, des artistes sérieux à s’y encanailler : Toulouse-Lautrec, Bonnard, Chéret, Mucha… Le hiatus entre le low et le high était alors moindre que de nos jours. Parallèlement, dans des formats moindres, la chromolithographie devenait un support de choix pour la réclame avec une profusion d’images à collectionner, de calendriers ou de chromos de piètre qualité. Le processus que nous allons prochainement connaître sera inverse : un outil conçu pour la publicité deviendra support pour les créateurs plastiques, dans des registres qui n’ont rien à voir avec la communication commerciale. On se retrouvera donc, d’une certaine façon, dans la descendance des Villeglé, Hains ou Rotella, qui ont promu le support de l’affiche au rang d’œuvre d’art muséale. Gageons que cette unique opportunité historique contribuera à combler le gouffre entre l’art populaire et celui des musées.






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Petite ontologie de la peinture ou du dessin numérique

Das Bild bildet die Wirklichkeit ab.(1)
Das Bild ist ein Modell der Wirklichkeit.(2)
Was gezeigt werden kann, kann nicht gesagt werden.(3)

Qu’est-ce que la peinture numérique ? Qu’est-ce que le dessin numérique ?

Les aphorismes percutants, quasi définitifs, de Wittgenstein pourraient tarir toute discussion de fond sur la nature des artefacts plastiques, du moins de ceux visant à la représentation, figuratifs, dirait-on. Illustration ou modèle de la réalité, condamnant d’emblée tout discours critique ou discursif, l’objet plastique continue cependant à nous interpeller, et plus encore quand il se dématérialise. Qu’est-ce qu’un objet qui a perdu sa matière, que l’on ne peut plus palper ni appréhender, si ce n’est à travers un dispositif technique ? Ne serait-ce plus que ce que le même Wittgenstein appelle une proposition pourvue de sens, l’essence de la pensée(4), en quelque sorte ?

Ludwig Wittgenstein

Comme dans toute démarche scientifique ou philosophique sérieuse, il convient tout d’abord, de définir le cadre, les frontières de notre sujet : die Grenzen meiner Sprache bedeuten die Grenzen meiner Welt(5).
Le recours au numérique peut intervenir dans trois étapes du cycle de vie d’une œuvre d’art : dans sa création, dans sa diffusion, dans sa monstration. En toute logique, ceci génère 2, soit huit cas de figure possibles, résumés dans le tableau suivant.

Création


Diffusion


Monstration

111Non-numériqueNon numériqueNon numérique
112Numérique
121NumériqueNon numérique
122Numérique
211NumériqueNon numériqueNon numérique
212Numérique
221NumériqueNon numérique
222Numérique

Le cas 111 est celui, conventionnel, de l’œuvre réalisée sans recours aux techniques numériques, transportées physiquement sur son lieu de monstration et présentée comme telle aux spectateurs. Le cas 112 diffère du précédent en ce que l’œuvre n’est plus présentée physiquement mais ne l’est que par une image numérique. Ce peut être le cas des dessins trop fragiles pour être exposés, de la grotte de Lascaux, réelle mais seulement visitable dans une version factice, ou, plus simplement, des cartels qui, dans les musées, présentent une photographie d’une œuvre absente parce que prêtée ou en cours de restauration. C’est aussi le cas de la consultation des catalogues que les grands musées mettent en ligne pour faire connaître leurs collections.
Le cas 121 est celui d’une œuvre conçue sans recours aux techniques numériques, numérisée pour être reconstituée sur son lieu de monstration. Les travaux de certains artistes conceptuels ressortissent à cette catégorie. La variante 122 est celle dans laquelle l’œuvre n’est pas montrée reconstituée mais seulement sous sa forme dématérialisée.

Le cas 211 est celui d’une œuvre pour laquelle le créateur recourt aux techniques numériques, mais matérialise l’œuvre pour la présenter comme telle. C’est, par exemple, le cas de la photographie numérique, tirée sur papier avant d’être diffusée et montrée. Dans le cas 212, l’œuvre numérique, dûment matérialisée, n’est montrée que sous une forme numérique. C’est une variante du cas 112, par exemple quand je consulte le catalogue numérisé d’une collection de photographies numériques, mais conservées sous forme de tirages sur papier.

Le cas 221 est celui d’une œuvre conçue numériquement, diffusée électroniquement mais matérialisée avant d’être présentée. Ce peut être le cas d’un collectionneur ayant acquis une image numérique mais qui en fait un tirage sur papier pour la présenter. Dans le cas 222, l’œuvre ne sera pas matérialisée mais présentée sur un support électronique, sur du e-paper ou sur un moniteur vidéo, par exemple.
Ce n’est que ce dernier cas que nous qualifierons de dessin ou de peinture numérique. Encore faut-il exclure de notre définition le cas de la photographie numérique, diffusée et présentée numériquement. Notre définition, en forme de postulat, est donc : « est peinture ou dessin numérique, une œuvre conçue manuellement, diffusée et présentée sous forme dématérialisée. »

Dessin numérique et gravure

S’il fallait faire un parallèle entre le dessin numérique et une forme d’art conventionnelle, c’est à la gravure que l’on serait amenés à le comparer. Dans les deux cas, le processus passe par une intermédiation, par un support tiers, par une matrice nécessaire à la matérialisation et à la réplication de l’œuvre : la plaque de zinc ou de cuivre pour la gravure, le fichier numérique pour le dessin numérique. Les limitations actuelles(6) de l’e-paper en matière de format et son confinement aux variantes de blancs de noirs et de gris accentuent la parenté entre les deux techniques : dimensions intimistes, travail au trait incisif, importance des marges... On pourrait aussi développer la notion d’états successifs d’une même œuvre(7).


Ce n’est pas par hasard, d’ailleurs, que l’e-paper est un papier et non une toile ou un panneau. Et le stylet, s’il s’appuie sur une palette graphique, n’en reste pas moins un instrument servant à dessiner, à tracer un trait, un sillon, à graver. Étymologiquement graver partage la même racine que le graben allemand ou la grave anglaise. Il est donc question de creuser et d’enfouir : semence pour la moisson future ou dépouille mortelle promise simultanément à la vermine et à la résurrection. Il s’agit aussi d’un exercice de mémoire. Ne dit-on pas, en effet, graver dans sa mémoire en parlant de faits dont on garde ou veut garder une trace indélébile.

Le dessin numérique se veut donc la manifestation de surface d’un sous-jacent dissimulé, dans lequel se jouent des mystères inavouables, révoltants ou réconfortants, en un mot ob-scènes. Cet inavouable ne peut être que le secret de la création ou de la recréation de l’œuvre, de la technologie. Technologie qui a servi à sa conception et se substitue à son aura définitivement perdue, si l’on en croit Walter Benjamin. N’y a-t-il pas toujours, chez les spectateurs d’œuvres numériques (et peut-être aussi chez leurs créateurs), une forme de réticence à les accepter comme de l’art, au même titre que le dessin ou la gravure ? Plus que l’expression d’un conservatisme étroit, j’y vois une forme de pudeur, probablement mal placée, mais qui renâcle à soulever le couvercle de ce qui est pressenti, à juste titre, comme une nouvelle boîte de Pandore. Le spectateur hésite à devoir remettre en cause ses certitudes mais, plus encore, à admettre que l’art va bien au-delà de ses manifestations conventionnelles et peut – pour ne pas dire doit – amener son consommateur à se remettre en cause, à révéler, ne serait-ce qu’à lui-même, ce qu’il voulait tenir voilé.


Confusion des genres

La référence à Pandore n’est pas fortuite. Πανδώρα – littéralement celle qui a tous les dons –, est, dans la mythologie grecque, la première femme. Elle est aussi Anédisora, celle qui fait remonter les dons des profondeurs. Elle préside à la terre et à la fécondité et peut, à ce titre, être la personnification du graben, de la gravure. C’est en ouvrant sa jarre qu’elle libère tous les maux de l’humanité, qui y ont été enfermés, dont les plus graves sont la confusion et la discorde(8).

Le dessin ou la peinture numérique sont, à leur façon, des moteurs de confusion des genres. Longtemps, un consensus mou s’est maintenu sur les natures respectives du dessin et de la peinture. Là où il y avait des traits, avec ou sans aplats de couleurs, on parlait de dessin. Quand la couleur quittait son rôle de remplissage de plages uniformes, on parlait de peinture. On pouvait dessiner sur toile, peindre sur papier, dessiner en couleurs ou peindre en camaïeu. Ce qui importait, c’était la prédominance ou non du trait(9). Progressivement, par paresse intellectuelle ou par complexification des techniques picturales, est devenu dessin tout ce qui était sur papier et peinture ce qui était sur toile, sur panneau ou mural.

Premier niveau, purement lexical, de confusion des genres, l’e-paper est un papier utilisé pour la visualisation de peintures numériques. On revient donc à la peinture sur papier mais celle-ci est encore – même si ce n’est que pour peu de temps encore – en noir et blanc, sans couleurs. Le trait en est la base, mais le stylet est manipulé sur une palette – attribut caractéristique incontestable du peintre – fût-elle électronique.

À un niveau moins superficiel, le geste de l’artiste créant une œuvre numérique n’est ni celui du peintre ni celui du dessinateur, bien que procédant des deux approches. Le peintre ou dessinateur numérique trace – ou grave – mais il peut aussi nuer, en quelques clics, les couleurs et les grisés. Il a aussi à sa disposition tous les outils du photographe. De la seule pression d’un doigt, il peut solariser, contraster, accentuer, adoucir, générer des couleurs complémentaires, passer en négatif, postériser, détourer, changer la texture, agrandir, réduire, pivoter, inverser, recadrer… Sa panoplie d’outils contient aussi ceux de la pratique du collage : couper, coller en un clic…

Toutes ces techniques peuvent être combinées, avec d’infinies possibilités de retours en arrière, des repentirs qui ne laissent pas de traces. Tout ceci pour produire une œuvre dans laquelle les techniques utilisées sont indécelables et les zones de jonction entre elles indiscernables. De façon paradoxale, dans cette joyeuse confusion des techniques et des genres, induite par le recours à la technologie numérique, ce qui reste le moins visible dans l’œuvre résultante, c’est justement la succession des techniques mises en œuvre pour sa réalisation. En ceci, le dessin ou la peinture numérique diffère des techniques traditionnelles en ce que le bel mestiere, la virtuosité, la maîtrise technique ne sont plus sujets d’admiration, de critique ni même de discussion.

Désolidarisation de la main et de l’œil, du geste et du regard


Ce qui différencie probablement le plus le travail créatif numérique des activités plastiques traditionnelles, c’est le découplage de l’œil et de la main. Le peintre, le dessinateur – et même le photographe – traditionnels contrôlent des yeux la main qui crée. Dans le processus numérique, les yeux sont fixés sur l’écran tandis que la main, affranchie du contrôle du regard, se déplace sur la palette numérique. Certes, l’écran visualise en temps réel l’effet des mouvements de la main, mais c’est par le truchement d’un intermédiaire qui ne visualise par l’action mais son résultat.

D’une certaine façon, le créateur numérique s’inflige une sorte de cécité. Ses créations se font à l’aveugle. Ce qui ne va pas sans accidents ou imprévus, eux-mêmes générateurs de nouvelles pistes ou opportunités. On pense, bien entendu, au jeu du cadavre exquis cher au surréaliste. Il y a aussi un rapport étroit avec les travaux d’Olivier Baudelocque(10), par exemple, qui s’astreint à copier un dessin qu’il observe, sans regarder sa main qui le recopie sur le papier ou sur la toile. La comparaison n’est cependant pas tout à fait exacte, dans la mesure où la boucle de rétroaction – le délai entre l’action et son constat – est beaucoup plus courte pour l’artiste numérique.

Ne faut-il pas plutôt voir cette cécité(11) partielle auto-infligée ou auto-consentie comme une contrainte, une contre-partie de la liberté quasiment absolue donnée par la technique numérique ? La transposition, dans un univers technologique, de la résistance du papier, de la dureté de la planche de métal ou des imperfections de la surface de la toile ?

Mais cette désolidarisation du regard et du geste est porteuse de surprises. L’incertitude du positionnement, aveugle, de la main sur la palette peut créer des décalages, des accidents, tant dans le sens contemporain de ce mot que dans celui, plus ancien, de la philosophie aristotélico-scolastique : ce qui s’oppose à la substance ou à l’essence. Ce désasservissement de l’œil et de la main créé ce qui tend à nier, à contredire, à s’opposer à la prégnance de la technologie.

Au-delà de l’indéniable facilité offerte au créateur, la valeur ajoutée de l’art numérique est plus sûrement dans cette porte ouverte à ce hasard objectif, cher à Breton, qui le définissait comme indice de réconciliation possible des fins de la nature et des fins de l’homme aux yeux de ce dernier. Remplaçons ici le mot nature par technologie et nous y sommes…

Conclusion

Wovon man nicht sprechen kann, darüber muß man schweigen(12)

Ou, plutôt, ce dont on ne veut parler…




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1 L’image illustre la réalité, Ludwig Wittgenstein, in Tractatus logico-philosophicus.
2 L’image est un modèle de la réalité, ibidem.
3 Ce qui peut être montré ne peut pas être dit, ibidem.
4 Der Gedanke ist der sinnvolle Satz (La pensée est la proposition pourvue de sens), ibidem.
5 Les frontières de mon langage signifient les frontières de mon propre monde, ibidem.
6 Mais plus pour longtemps…
7 Louis Doucet, Gilles Guias, graveur du virtuel, in Subjectiles II, éditions Le Manuscrit, 2010.

8 Il y avait aussi, dans la jarre, improprement qualifiée de boîte, l’espérance.
9 Du latin trahere, mot hautement polysémique, qui peut vouloir dire tirer après soi, tirer de force, traîner, entraîner, amener, causer, pousser, attirer, gagner, faire pencher dans un sens, mettre sur le compte de, imputer, interpréter, tirer en sens divers, tirailler; agiter le pour et le contre, enlever de force, ravir, voler, tirer à soi, s’attribuer, réclamer; attirer, séduire, humer,
aspirer, absorber, pomper, sucer, boire, prendre en soi, contracter, acquérir par assimilation, tirer de, extraire, faire sortir; tirer au sort, dériver, retirer, emprunter, recueillir, peler, plisser, froncer, tirer en long, étendre, allonger, filer, carder, contracter (une couleur, un goût, une qualité), prendre, traîner en longueur, prolonger, retarder, faire durer, passer le temps, se prolonger, durer, subsister.

10 Louis Doucet, Les Grottes d’Olivier Baudelocque, in Subjectiles II, éditions Le Manuscrit, 2010.
11 Quels yeux nous faudra-t-il et quelle patience ou quelle cécité, plutôt, pour soudain voir le jour, Giuseppe Ungaretti, in Innocences et mémoire.
12 Sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence, ibidem.

Art numérique et rétribution


En 1935, dans L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, Walter Benjamin développe la thèse selon laquelle l’œuvre d’art a perdu son aura du fait de sa reproductibilité facile par les moyens modernes que sont l’imprimerie ou la photographie.


Walter Benjamin


Cependant, bien avant le XXe siècle, le recours à la gravure – que ce soit pour populariser des œuvres peintes préexistantes ou pour constituer de nouvelles œuvres autonomes – avait déjà largement entamé cette aura, en démystifiant l’art pour le désacraliser et le rendre accessible, non pas aux classes populaires, mais aux classes moyennes qui s’imposaient, qui apprenaient à consommer, face à une aristocratie dont les moyens financiers la rendait de moins en moins capable de consumer[1]. Il n’est pas étonnant que la gravure ait eu un essor plus rapide dans les sociétés dans lesquelles une bourgeoisie opulente s’est rapidement imposée : la Hollande, la Rhénanie, notamment.

Le débat n’est donc pas nouveau. Il n’a été qu’accentué par le perfectionnement de la technique lithographique en couleurs puis par l’apparition de la photographie, tout d’abord en tant que moyen de reproduction et de diffusion, puis comme modes d’expression artistique ayant acquis leur autonomie. Ce en quoi les techniques numériques de création nous interpellent n’est pas tant le statut de l’aura de l’œuvre, bien mise à mal par Dada, le Pop-Art, l’Art Brut, l’Arte Povera ou le minimalisme, que les notions de propriété et de rétribution de leurs créateurs.

Il y a, en effet, une différence essentielle, entre la gravure, la lithographie et la photographie classique, d’une part, et les arts numériques, de l’autre. Dans les premiers, la production de toute copie de l’artefact requiert la mise en œuvre d’un processus de matérialisation qui recourt à une matrice – le négatif photographique, la pierre lithographique, la plaque de cuivre ou de zinc – et à un subjectile – le papier ou, parfois, la toile –. Celui qui possède la matrice – disons, pour simplifier, l’artiste créateur ou ses ayants-droits – a la possibilité, moyennant l’acquisition de compétences techniques ou le recours à un technicien, de multiplier l’œuvre.



Pierre Lithographique

Il en contrôle ainsi la diffusion et, partant, sa valeur commerciale. Plus les tirages sont nombreux, moins chacun d’entre eux a de valeur. Plus ils sont rares, plus la valeur unitaire de chacun croît. Il peut même empêcher des tirages supplémentaires en rayant la plaque, en brisant la pierre ou en détruisant le négatif. Le créateur, dès lors qu’il jouit d’une certaine popularité, peut donc optimiser ses revenus en gérant l’équilibre entre œuvres originales et multiples, en contrôlant notamment la diffusion et le prix de ces derniers. Jean-Léon Gérôme, à la fin du XIXe siècle, est souvent donné en exemple de maîtrise du contrôle des œuvres originales et de leur produits dérivés, mais il n’est pas le premier. Les Hollandais de l’Âge d’Or l’avaient précédé en produisant des gravures en complément de leur travail de peintre. Jeff Koons et Takashi Murakami, en notre temps, ne procèdent pas autrement.

Dans l’art numérique, il existe toujours une matrice – en général un fichier numérique – mais le processus de matérialisation ne requiert aucune technicité. C’est la matrice elle-même qui est fournie. À charge du client amateur[2] de la matérialiser en recourant à un équipement banalisé[3]. Diffuser le produit fini, c’est donc aussi diffuser la possibilité, pour tout acquéreur, de le rediffuser et, par conséquent, d’en gérer la valeur commerciale et de déposséder le créateur de sa due rétribution. Les tentatives de verrouillage du processus de recopie ou de rediffusion ont été nombreuses. Les techniques les plus sophistiquées ne résistent que très peu de temps à l’ingéniosité des hackers amateurs.

Le problème est donc bien posé : le créateur d’une œuvre numérique s’en dépossède et renonce à sa rétribution, dès lors qu’il la diffuse. L’art numérique déplace définitivement le débat, dépassé, sur l’aura de l’œuvre vers celui de sa valeur commerciale et de la rétribution de l’artiste ou de ses ayants-droits.

Cette nouvelle donne appelle des solutions nouvelles pour que l’artiste puisse être rétribué pour son travail de création, ne serait-ce que pour lui donner les moyens de poursuivre son travail. Quatre grands modèles se dégagent.


  1. Un modèle de consumation aristocratique.

Dans ce modèle, l’artiste cède son œuvre numérique comme s’il s’agissait d’un original, à un prix qui tient compte de cette unicité. L’acquéreur est libre d’effectuer autant de copies qu’il le souhaite, sachant que, ce faisant, il contribue à diminuer la valeur commerciale de son acquisition, transformant un unicum en multiples. Ce schéma calque celui de la diffusion des œuvres uniques, négligeant la question de la reproduction, question qui risque d’ailleurs de se poser rapidement aussi pour les œuvres non numériques. En effet, avec le perfectionnement des photocopieurs, la question va inévitablement se poser de la différence entre un dessin prétendu original et sa copie, rigoureusement identique, indiscernable.

Ce modèle ne renouvelle pas la clientèle des œuvres, mais prend juste en compte le phénomène numérique. C’est d’ailleurs, peu ou prou, le schéma qui prévaut aujourd’hui pour la diffusion des vidéos d’artistes. On reste dans un cadre globalement élitiste qui préserve le statu quo des processus de la création et de la diffusion de l’œuvre. Le mécanisme de séduction, inhérent à toute démarche de vente d’une œuvre d’art, reste inchangé.


  1. Un modèle de consommation populaire.

À l’opposé, l’artiste cherche une diffusion de masse de sa création. L’idée est de définir un prix tel que le processus de copie illicite n’a plus de sens économique pour le fraudeur potentiel. C’est le modèle mis en avant par Apple pour la diffusion de ses applications pour iPhone ou par certaines plates-formes qui proposent des sonneries musicales personnalisées pour les téléphones portables. À quoi bon s’ingénier à pirater un objet qui ne coûte que quelques euros ? Le modèle est, ici, celui de la distribution de masse, avec pour objectif de séduire le plus grand nombre.

Ce schéma, pour qu’il ait un sens économique, impose d’élargir la base des clients potentiels. Il a, nécessairement, un impact sur la nature des œuvres offertes. On ne séduit pas la masse avec les mêmes armes que le cercle restreint des amateurs initiés.


  1. Un modèle de gratuité.

À l’instar des sites Internet qui offrent des services gratuits mais se financent en proposant des bannières vers des services payants tiers, l’artiste numérique peut opter pour la gratuité des oeuvres qu’il diffuse en se rétribuant, de façon indirecte, par le biais de revenus associés. Ceux-ci peuvent être endogènes ou exogènes.

Dans le premier cas, l’artiste incitera son client à investir dans une de ses œuvres non numériques, conventionnelles. La technique sera, ici, celle du teasing : susciter le désir et le passage à l’acte.

Dans le second cas, les revenus proviendront de services indépendants de l’œuvre : souscription à des revues d’art, achat d’accessoires ou de services en dehors de la sphère artistique. Dans sa forme la plus basique, il s’agira de la constitution d’un fichier d’adresses qualifiées vendable à des tiers. On est, ici, dans la sphère classique du marketing Internet.


  1. Un modèle d’abonnement.

Sur le modèle des éditeurs de progiciels micro-informatiques, qui ont renoncé à lutter contre le piratage mais continuent à préserver leurs revenus par une politique de versions successives de leurs produits, on peut imaginer, dans ce modèle, que la vente d’une œuvre numérique donne à son détenteur, identifié de façon unique par son adresse, la possibilité de faire évoluer son acquisition, de lui donner, en quelque sorte, une troisième dimension, temporelle. La clé du succès est, dans ce modèle, la capacité de maintenir l’intérêt du client sur une longue durée, d’entretenir son désir.


On le voit, les enjeux sont d’importance et obligent l’artiste numérique à travailler dans une autre dimension, à agir pour entretenir le désir de ses acquéreurs bien au-delà de la phase de séduction initiale. L’œuvre numérique, même statique, doit intégrer les facteurs d’usure, d’accoutumance, d’habitude et de la lassitude, pour continuer à séduire. En sus de sa dimension créatrice, de la volonté d’expérimenter, de découvrir des terrae incognitae, l’artiste numérique doit aussi faire œuvre de marketing, mais un marketing renouvelé à chaque nouvelle œuvre. Marketing qui peut aller jusqu’à se fondre avec l’essence même de l’œuvre numérique.


Dessin numérique téléchargé sur epaper

En art numérique, tout est encore possible. Tout est à inventer ou à réinventer, dans un univers où le ludique a aussi son rôle à jouer, ouvrant sur des mondes inexplorés. Et, dans ces mondes nouveaux, jamais les processus de création et de monstration ou de diffusion de l’œuvre n’auront été aussi imbriqués, indissociables.


[1] En référence à l’ouvrage de Georges Bataille, La part maudite, essai d’économie générale, 1949, qui met en lumière la notion de destruction et de perte de la consumation aristocratique, en opposition à la rationalisation des dépenses de la consommation bourgeoise.

[2] On pourrait imaginer que le créateur contrôle lui-même la matérialisation de son œuvre, en fournissant, par exemple, des tirages sur papier. Il ne s’agirait plus, en l’occurrence, d’art numérique, mais simplement, à l’instar de la photographie, du recours à des techniques numériques pour produire des œuvres d’art conventionnelles.

[3] N’oublions pas que le e-paper en couleurs et les imprimantes 3D, capables de produire des objets en volume, sont déjà ou seront très prochainement disponibles. L’inévitable réduction des coûts de ces équipements va les rendre rapidement accessibles au plus grand nombre.

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