Das Bild bildet die Wirklichkeit ab.(1)
Das Bild ist ein Modell der Wirklichkeit.(2)
Was gezeigt werden kann, kann nicht gesagt werden.(3)
Qu’est-ce que la peinture numérique ? Qu’est-ce que le dessin numérique ?
Les aphorismes percutants, quasi définitifs, de Wittgenstein pourraient tarir toute discussion de fond sur la nature des artefacts plastiques, du moins de ceux visant à la représentation, figuratifs, dirait-on. Illustration ou modèle de la réalité, condamnant d’emblée tout discours critique ou discursif, l’objet plastique continue cependant à nous interpeller, et plus encore quand il se dématérialise. Qu’est-ce qu’un objet qui a perdu sa matière, que l’on ne peut plus palper ni appréhender, si ce n’est à travers un dispositif technique ? Ne serait-ce plus que ce que le même Wittgenstein appelle une proposition pourvue de sens, l’essence de la pensée(4), en quelque sorte ?
Ludwig Wittgenstein
Comme dans toute démarche scientifique ou philosophique sérieuse, il convient tout d’abord, de définir le cadre, les frontières de notre sujet : die Grenzen meiner Sprache bedeuten die Grenzen meiner Welt(5).
Le recours au numérique peut intervenir dans trois étapes du cycle de vie d’une œuvre d’art : dans sa création, dans sa diffusion, dans sa monstration. En toute logique, ceci génère 2, soit huit cas de figure possibles, résumés dans le tableau suivant.
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Création |
Diffusion |
Monstration |
111 | Non-numérique | Non numérique | Non numérique |
112 | | | Numérique |
121 | | Numérique | Non numérique |
122 | | | Numérique |
211 | Numérique | Non numérique | Non numérique |
212 | | | Numérique |
221 | | Numérique | Non numérique |
222 | | | Numérique |
Le cas 111 est celui, conventionnel, de l’œuvre réalisée sans recours aux techniques numériques, transportées physiquement sur son lieu de monstration et présentée comme telle aux spectateurs. Le cas 112 diffère du précédent en ce que l’œuvre n’est plus présentée physiquement mais ne l’est que par une image numérique. Ce peut être le cas des dessins trop fragiles pour être exposés, de la grotte de Lascaux, réelle mais seulement visitable dans une version factice, ou, plus simplement, des cartels qui, dans les musées, présentent une photographie d’une œuvre absente parce que prêtée ou en cours de restauration. C’est aussi le cas de la consultation des catalogues que les grands musées mettent en ligne pour faire connaître leurs collections.
Le cas 121 est celui d’une œuvre conçue sans recours aux techniques numériques, numérisée pour être reconstituée sur son lieu de monstration. Les travaux de certains artistes conceptuels ressortissent à cette catégorie. La variante 122 est celle dans laquelle l’œuvre n’est pas montrée reconstituée mais seulement sous sa forme dématérialisée.
Le cas 211 est celui d’une œuvre pour laquelle le créateur recourt aux techniques numériques, mais matérialise l’œuvre pour la présenter comme telle. C’est, par exemple, le cas de la photographie numérique, tirée sur papier avant d’être diffusée et montrée. Dans le cas 212, l’œuvre numérique, dûment matérialisée, n’est montrée que sous une forme numérique. C’est une variante du cas 112, par exemple quand je consulte le catalogue numérisé d’une collection de photographies numériques, mais conservées sous forme de tirages sur papier.
Le cas 221 est celui d’une œuvre conçue numériquement, diffusée électroniquement mais matérialisée avant d’être présentée. Ce peut être le cas d’un collectionneur ayant acquis une image numérique mais qui en fait un tirage sur papier pour la présenter. Dans le cas 222, l’œuvre ne sera pas matérialisée mais présentée sur un support électronique, sur du e-paper ou sur un moniteur vidéo, par exemple.
Ce n’est que ce dernier cas que nous qualifierons de dessin ou de peinture numérique. Encore faut-il exclure de notre définition le cas de la photographie numérique, diffusée et présentée numériquement. Notre définition, en forme de postulat, est donc : « est peinture ou dessin numérique, une œuvre conçue manuellement, diffusée et présentée sous forme dématérialisée. »
Dessin numérique et gravure
S’il fallait faire un parallèle entre le dessin numérique et une forme d’art conventionnelle, c’est à la gravure que l’on serait amenés à le comparer. Dans les deux cas, le processus passe par une intermédiation, par un support tiers, par une matrice nécessaire à la matérialisation et à la réplication de l’œuvre : la plaque de zinc ou de cuivre pour la gravure, le fichier numérique pour le dessin numérique. Les limitations actuelles(6) de l’e-paper en matière de format et son confinement aux variantes de blancs de noirs et de gris accentuent la parenté entre les deux techniques : dimensions intimistes, travail au trait incisif, importance des marges... On pourrait aussi développer la notion d’états successifs d’une même œuvre(7).
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Ce n’est pas par hasard, d’ailleurs, que l’e-paper est un papier et non une toile ou un panneau. Et le stylet, s’il s’appuie sur une palette graphique, n’en reste pas moins un instrument servant à dessiner, à tracer un trait, un sillon, à graver. Étymologiquement graver partage la même racine que le graben allemand ou la grave anglaise. Il est donc question de creuser et d’enfouir : semence pour la moisson future ou dépouille mortelle promise simultanément à la vermine et à la résurrection. Il s’agit aussi d’un exercice de mémoire. Ne dit-on pas, en effet, graver dans sa mémoire en parlant de faits dont on garde ou veut garder une trace indélébile.
Le dessin numérique se veut donc la manifestation de surface d’un sous-jacent dissimulé, dans lequel se jouent des mystères inavouables, révoltants ou réconfortants, en un mot ob-scènes. Cet inavouable ne peut être que le secret de la création ou de la recréation de l’œuvre, de la technologie. Technologie qui a servi à sa conception et se substitue à son aura définitivement perdue, si l’on en croit Walter Benjamin. N’y a-t-il pas toujours, chez les spectateurs d’œuvres numériques (et peut-être aussi chez leurs créateurs), une forme de réticence à les accepter comme de l’art, au même titre que le dessin ou la gravure ? Plus que l’expression d’un conservatisme étroit, j’y vois une forme de pudeur, probablement mal placée, mais qui renâcle à soulever le couvercle de ce qui est pressenti, à juste titre, comme une nouvelle boîte de Pandore. Le spectateur hésite à devoir remettre en cause ses certitudes mais, plus encore, à admettre que l’art va bien au-delà de ses manifestations conventionnelles et peut – pour ne pas dire doit – amener son consommateur à se remettre en cause, à révéler, ne serait-ce qu’à lui-même, ce qu’il voulait tenir voilé.
Confusion des genres
La référence à Pandore n’est pas fortuite. Πανδώρα – littéralement celle qui a tous les dons –, est, dans la mythologie grecque, la première femme. Elle est aussi Anédisora, celle qui fait remonter les dons des profondeurs. Elle préside à la terre et à la fécondité et peut, à ce titre, être la personnification du graben, de la gravure. C’est en ouvrant sa jarre qu’elle libère tous les maux de l’humanité, qui y ont été enfermés, dont les plus graves sont la confusion et la discorde(8).
Le dessin ou la peinture numérique sont, à leur façon, des moteurs de confusion des genres. Longtemps, un consensus mou s’est maintenu sur les natures respectives du dessin et de la peinture. Là où il y avait des traits, avec ou sans aplats de couleurs, on parlait de dessin. Quand la couleur quittait son rôle de remplissage de plages uniformes, on parlait de peinture. On pouvait dessiner sur toile, peindre sur papier, dessiner en couleurs ou peindre en camaïeu. Ce qui importait, c’était la prédominance ou non du trait(9). Progressivement, par paresse intellectuelle ou par complexification des techniques picturales, est devenu dessin tout ce qui était sur papier et peinture ce qui était sur toile, sur panneau ou mural.
Premier niveau, purement lexical, de confusion des genres, l’e-paper est un papier utilisé pour la visualisation de peintures numériques. On revient donc à la peinture sur papier mais celle-ci est encore – même si ce n’est que pour peu de temps encore – en noir et blanc, sans couleurs. Le trait en est la base, mais le stylet est manipulé sur une palette – attribut caractéristique incontestable du peintre – fût-elle électronique.
À un niveau moins superficiel, le geste de l’artiste créant une œuvre numérique n’est ni celui du peintre ni celui du dessinateur, bien que procédant des deux approches. Le peintre ou dessinateur numérique trace – ou grave – mais il peut aussi nuer, en quelques clics, les couleurs et les grisés. Il a aussi à sa disposition tous les outils du photographe. De la seule pression d’un doigt, il peut solariser, contraster, accentuer, adoucir, générer des couleurs complémentaires, passer en négatif, postériser, détourer, changer la texture, agrandir, réduire, pivoter, inverser, recadrer… Sa panoplie d’outils contient aussi ceux de la pratique du collage : couper, coller en un clic…
Toutes ces techniques peuvent être combinées, avec d’infinies possibilités de retours en arrière, des repentirs qui ne laissent pas de traces. Tout ceci pour produire une œuvre dans laquelle les techniques utilisées sont indécelables et les zones de jonction entre elles indiscernables. De façon paradoxale, dans cette joyeuse confusion des techniques et des genres, induite par le recours à la technologie numérique, ce qui reste le moins visible dans l’œuvre résultante, c’est justement la succession des techniques mises en œuvre pour sa réalisation. En ceci, le dessin ou la peinture numérique diffère des techniques traditionnelles en ce que le bel mestiere, la virtuosité, la maîtrise technique ne sont plus sujets d’admiration, de critique ni même de discussion.
Désolidarisation de la main et de l’œil, du geste et du regard
Ce qui différencie probablement le plus le travail créatif numérique des activités plastiques traditionnelles, c’est le découplage de l’œil et de la main. Le peintre, le dessinateur – et même le photographe – traditionnels contrôlent des yeux la main qui crée. Dans le processus numérique, les yeux sont fixés sur l’écran tandis que la main, affranchie du contrôle du regard, se déplace sur la palette numérique. Certes, l’écran visualise en temps réel l’effet des mouvements de la main, mais c’est par le truchement d’un intermédiaire qui ne visualise par l’action mais son résultat.
D’une certaine façon, le créateur numérique s’inflige une sorte de cécité. Ses créations se font à l’aveugle. Ce qui ne va pas sans accidents ou imprévus, eux-mêmes générateurs de nouvelles pistes ou opportunités. On pense, bien entendu, au jeu du cadavre exquis cher au surréaliste. Il y a aussi un rapport étroit avec les travaux d’Olivier Baudelocque(10), par exemple, qui s’astreint à copier un dessin qu’il observe, sans regarder sa main qui le recopie sur le papier ou sur la toile. La comparaison n’est cependant pas tout à fait exacte, dans la mesure où la boucle de rétroaction – le délai entre l’action et son constat – est beaucoup plus courte pour l’artiste numérique.
Ne faut-il pas plutôt voir cette cécité(11) partielle auto-infligée ou auto-consentie comme une contrainte, une contre-partie de la liberté quasiment absolue donnée par la technique numérique ? La transposition, dans un univers technologique, de la résistance du papier, de la dureté de la planche de métal ou des imperfections de la surface de la toile ?
Mais cette désolidarisation du regard et du geste est porteuse de surprises. L’incertitude du positionnement, aveugle, de la main sur la palette peut créer des décalages, des accidents, tant dans le sens contemporain de ce mot que dans celui, plus ancien, de la philosophie aristotélico-scolastique : ce qui s’oppose à la substance ou à l’essence. Ce désasservissement de l’œil et de la main créé ce qui tend à nier, à contredire, à s’opposer à la prégnance de la technologie.
Au-delà de l’indéniable facilité offerte au créateur, la valeur ajoutée de l’art numérique est plus sûrement dans cette porte ouverte à ce hasard objectif, cher à Breton, qui le définissait comme indice de réconciliation possible des fins de la nature et des fins de l’homme aux yeux de ce dernier. Remplaçons ici le mot nature par technologie et nous y sommes…
Conclusion
Wovon man nicht sprechen kann, darüber muß man schweigen(12)
Ou, plutôt, ce dont on ne veut parler…
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1 L’image illustre la réalité, Ludwig Wittgenstein, in Tractatus logico-philosophicus.
2 L’image est un modèle de la réalité, ibidem.
3 Ce qui peut être montré ne peut pas être dit, ibidem.
4 Der Gedanke ist der sinnvolle Satz (La pensée est la proposition pourvue de sens), ibidem.
5 Les frontières de mon langage signifient les frontières de mon propre monde, ibidem.
6 Mais plus pour longtemps…
7 Louis Doucet, Gilles Guias, graveur du virtuel, in Subjectiles II, éditions Le Manuscrit, 2010.
8 Il y avait aussi, dans la jarre, improprement qualifiée de boîte, l’espérance.
9 Du latin trahere, mot hautement polysémique, qui peut vouloir dire tirer après soi, tirer de force, traîner, entraîner, amener, causer, pousser, attirer, gagner, faire pencher dans un sens, mettre sur le compte de, imputer, interpréter, tirer en sens divers, tirailler; agiter le pour et le contre, enlever de force, ravir, voler, tirer à soi, s’attribuer, réclamer; attirer, séduire, humer,
aspirer, absorber, pomper, sucer, boire, prendre en soi, contracter, acquérir par assimilation, tirer de, extraire, faire sortir; tirer au sort, dériver, retirer, emprunter, recueillir, peler, plisser, froncer, tirer en long, étendre, allonger, filer, carder, contracter (une couleur, un goût, une qualité), prendre, traîner en longueur, prolonger, retarder, faire durer, passer le temps, se prolonger, durer, subsister.
10 Louis Doucet, Les Grottes d’Olivier Baudelocque, in Subjectiles II, éditions Le Manuscrit, 2010.
11 Quels yeux nous faudra-t-il et quelle patience ou quelle cécité, plutôt, pour soudain voir le jour, Giuseppe Ungaretti, in Innocences et mémoire.
12 Sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence, ibidem.